S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles ? C’est le titre du récent livre de la photographe d’origine iranienne Maryam Ashrafi[1], qui a passé plusieurs années à photographier les Kurdes et les conflits qu’ils vivent pour survivre, à la frontière du Kurdistan irakien et dans le nord de la Syrie, à Rojava, après la libération de la ville de l’Etat islamique.
Tandis que les combats se poursuivaient pour la libération d’autres villes, Maryam Ahsrafi a vu les ruines, entendu les balles, admiré la solidarité et a tenté, dans des conditions souvent très difficiles, de comprendre, au-delà même de la cause kurde, la manière dont ses partisans s’évertuent à transformer les éclats du monde.De manière très naturelle, la jeune femme s’est intéressée aux femmes, à leurs engagements et à la place que semble occuper l’idéal d’émancipation des femmes dans les conflits des régions concernées.
L’image de la femme soldate kurde est partout. Elle est devenue une icône et notamment, une icône de mode. En 2016, alors que j’étais professeure d’écriture créative et critique à la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design) à Genève, mes étudiants on créé un journal, intitulé HEAD SHOT, sur la mode en temps de conflits[2]. Les étudiantes en filière mode-design-bijoux Clara Blanchard, Fanny Devaux, Célia Lehmann et Céline Schmid s’étaient intéressées plus particulièrement à l’utilisation de l’image (ou de l’image imaginaire) de la femme kurde par le monde de la mode et plus particulièrement par H & M. En 2015, en effet, des Kurdes avaient accusé H&M de « profiter du combat et du courage des combattantes kurdes pour faire du profit » : la grande enseigne suédoise s’était inspirée de l’uniforme militaire kurde pour créer des combinaisons kaki, une couleur alors tendance. Cette revendication identitaire pose la question plus générale du détournement et de la réappropriation culturelles, un sujet particulièrement sensible aujourd’hui, sujet auquel le travail de Maryam Ashrafi n’a pas échappé. La photographe le sait : ses images, isolées de leur contexte – de son livre et de ses expositions – et plus particulièrement ses portraits de femmes splendides, font l’objet de tels détournements médiatiques[3]. Elle s’en offusque mais sait aussi que d’empêcher ces détournements est hors de sa portée.
Les questions que pose le travail de Maryam Ashrafi sont encore plus profondes. L’une d’entre est celle, ô combien complexe, du port des armes par les femmes. Les images de la photographe pourraient suggérer que le port des armes est un vecteur essentiel d’une certaine équité – voire, de l’égalité des droits et des devoirs – entre hommes et femmes. Est-ce vraiment le cas ? Le port du fusil, symbole phallique par excellence, par les femmes, remet-il fondamentalement en cause les questions de genre ? Trouble-t-il les distinctions ancestrales, en effaçant les catégories et en introduisant une androgynie bienvenue ? Une androgynie qui pourrait aussi rendre compte de la séduction exercée par les femmes kurdes – ou mieux dit, leurs représentations –, si tant est que tout « trouble dans le genre » exerce l’attrait de l’inconnu et rend le sujet inévitablement « sexy ».
Revenons au port de l’arme. Le port de cet objet altère immédiatement voire efface durablement le stéréotype de la victime potentielle. Les groupes associatifs ou institutionnels qui promeuvent l’exercice de la puissance physique des corps de femmes et l’autodéfense travaillent dans le même sens avec d’autres moyens. Pourrions-nous imaginer des objets symboliques autre que les armes qui pourraient signifier avec autant d’efficacité « agresseur s’abstenir » que le port d’armes classiques ? Car je ne puis m’empêcher de regretter que l’équité de genre passe (forcément ?) par l’appropriation de symboles masculins et surtout, de symboles belliqueux. Je rêverais plutôt d’un monde où les hommes s’approprieraient les colombes de la paix…
Mais les photographies de groupe de Maryam Ashrafi, en réalité, montrent, pour beaucoup d’entre elles, une forme de « compagnonnage » entre hommes et femmes, un compagnonnage que bien des mondes rêvent d’introduire en leur sein. Là c’est la puissance des femmes et des hommes qui s’exprime : les femmes sont fortes, elles sont des partenaires, de jeux, de danse, de vie… Elles sont « La Vie » (du titre d’une exposition de Maryam Ashrafi, à voir à Genève jusqu’au 19 mars 2022[4]).

Une autre question passionnante que pose le travail de Maryam Ashrafi est de savoir comment la proximité (y compris la proximité par les images) de femmes plus puissantes, plus libres, plus engagées, modifie potentiellement notre propre position au monde. À cette question, Maryam Ashrafi répond sans détour : « À mon retour en France, j’ai cultivé des relations plus étroites avec des membres de la mouvance kurde à Paris. En 2013 Sakine Cansiz, une des fondatrices du PKK, ainsi que Fidan Dogan et Leyla Öylemez, des militantes, sont assassinées. Les femmes furent très présentes dans les manifestations de protestation. C’est alors que j’ai commencé à comprendre l’importance potentielle des femmes dans les grands changements du monde. Après le massacre perpétré par l’Etat islamique à Kobané en 2015, les unités militaires féminines, les forces intérieures, les groupes d’autodéfense civils ont attiré un nombre croissant de femmes. Celles qui y prenaient part me semblaient, plus qu’auparavant, incarner des rôles modèles. En même temps, je me pose la question du choix entre l’engagement politique et surtout militaire et l’engagement procréatif et familial. Ces deux engagements sont-ils compatibles pour ces femmes qui veulent faire partie des solutions pour demain, dans des mondes où la tradition du mariage perdure telle une obligation ? »
À un niveau plus personnel, Maryam Ashrafi aura acquis, de ces années de travail, un droit essentiel : celui, tout en le respectant, de ne pas reproduire le modèle de sa mère.
Le prochain projet de Maryam Ashrafi sera plus politique que personnel. Avec cette arme peut-être plus forte que toutes les autres, si l’on en croit Susan Sontag[5], avec sa camera donc, elle va chercher à « combattre » les mines antipersonnel. The fight goes on. La Vie aussi.
Barbara Polla est médecin, galeriste et écrivain. Elle a quatre filles. Elle aime les femmes, les hommes et les autres, l’art et la poésie et la vie. En politique, en art, pour les femmes, elle s’engage pour la liberté.

Note : Toutes les photographies sont © l’artiste et sont à retrouver dans le livre S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles (voie note 1).
[1] Maryam Ahsrafi, S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles, Hemeria, 2021 ; https://hemeria.com/produit/selever-au-milieu-des-ruines-danser-entre-les-balles-maryam-ashrafi/
[2] https://www.tdg.ch/culture/eleves-head-confrontent-mode-conflit/story/31669407
[3] Susan Sontag, Against Interpretation, Farrar, Straus and Giroux,1966
[4] https://analixforever.com/
[5] Photography at War : https://www.erudit.org/en/journals/racar/2014-v39-n2-racar01624/1027745ar.pdf