« Les vrais hommes sont féministes »
WomenToday
Bonjour Isabelle Alonso, vous venez de publier « Les vrais hommes sont féministes » et à travers cet ouvrage, vous interpellez les hommes de bonne volonté, ceux qui n’ont pas tout à fait conscience d’être les bénéficiaires d’un système qui leur est favorable…
Isabelle Alonso
Je crois que ce qui est compliqué pour les hommes c’est de réaliser qu’ils sont les bénéficiaires d’un système de domination dont ils n’ont pas conscience. Il faut commencer par admettre que les rapports de domination existent, qu’il y a des groupes humains qui en dominent d’autres. Il n’y a pas que les hommes dominant les femmes, il y les riches dominant les pauvres, les blancs dominant les noirs, les hétéros dominant les homos, etc…
Une fois que l’on a admis l’idée que le patriarcat existe, que les hommes (le groupe hommes) ont dominés les femmes depuis toujours, on en vient à la constatation que c’est très compliqué pour les dominants de comprendre ce que vivent les dominés. Et « se mettre à la place des femmes » est aussi une erreur.
Ce qui me paraît aussi essentiel, c’est qu’il est très complexe pour les dominés de prendre conscience de leur statut de dominés. A titre d’exemple je cite dans mon livre ce Lord anglais et son majordome : un majordome savait tout de son maître et le maître ne savait rien de la personne qu’était son majordome pour la simple raison que cela n’avait aucune incidence sur sa vie. Il voulait être servi, un point c’est tout.
Ainsi les hommes ne connaissent pas la vie des femmes parce que tout simplement ils pensent que l’on mène la même vie alors que nous vivons pas du tout cette même vie. Mais il n’y a que nous les femmes qui le réalisons. Et les hommes ont d’autant moins de chance de s’en apercevoir que les femmes n’en parlent pas.
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« Nous sommes tous élevés dans ce système patriarcal qui valorise le masculin, au détriment du féminin ». Cette formule s’applique-t-elle encore en 2022 ?
Isabelle Alonso
Elle s’applique, bien entendu, encore en 2022. Il y a de très nombreux domaines dans lesquels il existe une différence de traitement entre hommes et femmes, la différence de traitement sur la manière dont on en parle, sur les mots que l’on consacre ou sur la manière dont on les valorise.
Je peux prendre un premier exemple « bateau » qui est celui de l’industrie de la pornographie où femmes et hommes ne sont pas du tout traités de la même manière. Les adjectifs ou qualificatifs que l’on emploi pour nommer les unes et les autres sont très différents. Et sans aller dire que la pornographie valorise le masculin, en tout cas elle valorise leur rôle dans la sexualité.
Et si je prends l’exemple du sport, les femmes accomplissent dans ce domaine une révolution extraordinaire. Il y a un siècle Pierre de Coubertin pensait que « une olympiade femelle serait inintéressante et inesthétique » et aujourd’hui les femmes en conquérant le sport ont conquis leurs corps, sa connaissance et sa valorisation. Un corps féminin peut être athlétique, musclé, performant, etc… ce qui n’était pas du tout le cas quand on disait aux femmes que le simple fait de courir allait remettre en question leur capacité à enfanter qui était leur but sur terre.
Pour autant, d’ici à ce que le foot féminin soit au niveau d’idolâtrerie du foot masculin, il va falloir patienter… Pareil pour le tennis, sport dans lequel évolue d’énormes vedettes mais il existe malgré tout toujours une hiérarchie. A ce titre j’aimerais que le tournoi de Roland Garros fasse jouer les filles en trois sets et que la finale se joue alternativement une année sur deux et non plus systématiquement le samedi pour les femmes et le dimanche pour les hommes !
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Il paraît que depuis #MeToo, être un homme, juste un homme, serait devenu « compliqué » ?
Isabelle Alonso
Oui c’est un titre que j’avais lu dans L’Obs à l’époque où j’étais en train d’écrire. Ils disent « compliqué » mais moi je vous le dis, cela devrait être considéré comme quelque chose de bien que cela soit compliqué. La complexité fait partie de la richesse de la vie et si cesser d’avoir des comportements dominateurs, harcelants voire violents c’est compliqué, vive la complexité à ce moment-là. J’ai envie de faire remarquer aux gens de L’Obs qui sont tous des « malheureux mâles blancs de plus de 50 ans » que les grands spécialistes de la simplicité ce sont les dictateurs. Dans une dictature tout est simple, on marche droit, on se met en cohorte… Toute la vie est organisée à l’avance et on sait d’avance ce qui est bien et ce qui est mal. Donc Vive la complexité, la jubilation, le désordre et le joyeux foutoir qui est le propre des systèmes libres.
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Vous luttez également contre les confusions, les approximations, les euphémismes ; vous tenez particulièrement à l’importance des mots.
Isabelle Alonso
Effectivement le langage est une idéologie. Le langage est le reflet de l’idéologie dans laquelle nous vivons et nous n’en avons pas conscience car le langage est la chose au monde la plus spontanée. On apprend à parler, à utiliser les mots bien avant d’apprendre à lire ou à écrire. J’ai été élevé bilingue, français espagnol, et quand on est bilingue on sait à quel point la langue ne recouvre pas la même réalité. On sait que certains mots n’ont pas de traduction. Deux langues correspondent à deux visions du monde.
Le langage qui est le nôtre, c’est celui du patriarcat. Dans tous les mots que nous choisissons pour décrire une réalité, nous choisissons des mots qui sont déjà porteurs d’un contenu et d’un message. On parle qu’aujourd’hui de féminicide mais cet acte s’est appelé durant des années « crime passionnel ». La passion c’est quelque chose de magnifique, c’est quelque chose que l’on aime, qui fait vibrer les gens et voilà que l’on s’en sert pour tuer quelqu’un.
Même chose pour la prostitution quand on parle de maison d’agrément pour un bordel, de l’industrie du plaisir mais du plaisir de qui ? Des filles de joie mais la joie de qui ?
Les mots sont la première prison pour femmes. Si on ne se sert que des mots qui existent, on se sert de l’idéologie qui existe.
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Ne pensez-vous pas que cette lutte quotidienne, ardue, dense, riche, passionnante pour l’égalité entre les sexes repose aussi en partie sur ce terreau de tous les possibles : la petite enfance et l’enfance.
Isabelle Alonso
Effectivement car on apprend à « parler homme » et on devrait apprendre aussi à « parler femme ». On a eu une éducation qui est-elle même remplie d’idéologie. Mais il n’y pas que l’éducation car on dit souvent que le machisme c’est bien la faute des femmes car ce sont les femmes qui élèvent les enfants. C’est encore une manière de rejeter la faute sur celles qui en sont les premières victimes.
Il n’y a pas que les femmes qui éduquent les enfants mais aussi l’école, les médias, les jeux, il existe en fait tout un corpus idéologique. Et il y a une deuxième donnée dans la vie des enfants, dont on commence seulement à prendre conscience de l’ampleur, qui est la violence sur les enfants. La violence physique, la violence sexuelle et les conséquences de cette violence en termes de stress post traumatique et de maladies. Ces conséquences sont valables pour les filles mais aussi pour les garçons. Tous ces éléments font prendre conscience de l’importance du féminisme, de l’égalité entre les sexes.
C’est une lutte contre le patriarcat, contre les structures de pouvoir qui sont enracinées tellement profondément et d’une manière tellement immémoriale. Alors oui c’est ardu, dense, riche et passionnant et c’est aussi très dur par moment car on a parfois besoin de prendre un peu de distance. I y ainsi en ce moment beaucoup de militantes qui prennent un peu de recul. Elles reviendront mais à un moment elles doivent « décrocher » de cette pression.
Car cette lutte peut être douloureuse même si, pour tout vous dire en tant que féministe, il y a des instants désagréables ou qui font peur mais c’est tellement la joie en ce moment de voir à quel point nous progressons, à quel point on en parle. Mon Dieu comme les choses ont changé depuis la parution de mon premier bouquin féministe en 1995 (Et encore, je m’retiens ! Propos insolents sur nos amis les hommes). Nous vivions à Macho Land et donc je suis très contente de voir les jeunes féministes d’aujourd’hui, je jubile !
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Quels sont les nouveaux discours qui protègent le patriarcat et quels sont ces hommes qui craignent le féminisme ?
Isabelle Alonso
Alors je peux vous dire que les arguments de ces hommes sont éculés. Leur discours est figé depuis des siècles avec toujours les mêmes arguments. Il faut avoir lu les réactions dans la presse à la sortie du deuxième sexe de Simone de Beauvoir pour voir que les arguments sont toujours les mêmes, d’une bêtise et d’un creux absolus, assortis d’une peur archaïque.
Benoîte Groult avait publié « Cette mâle assurance » qui est une compilation de citations misogynes de tous les bords : philosophes, scientifiques, médecins, penseurs, etc… dans toutes les époques en remontant jusqu’à l’antiquité. Vous obtenez ainsi une sorte de panel de grotesquerie, de bêtise, de méchanceté et de cruauté absolue. Il est très facile d’avoir des arguments de dominant quand on est un dominant.
En attendant, nous les femmes, nous avons fait une vraie révolution depuis le milieu du 20° siècle. La seule vraie révolution qui affecte la vie des gens c’est le féminisme qui a changé en profondeur la société et tout cela sans un coup de feu, sans violence juste par le pouvoir des mots, des convictions et simplement le poids du réel.
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« Les féministes ne sont pas là pour remplacer le regard des hommes mais pour l’enrichir. » « Ce ne sont pas les femmes contre les hommes ». Comment réconcilier, unifier les différents mouvements féministes d’une part et les hommes sans les opposer ?
Isabelle Alonso
Je vais vous répondre en deux temps. Unifier les mouvements féministes ne représente aucun intérêt. Ils sont déjà unifiés dans la mesure où ils luttent contre le patriarcat. Le féminisme a toujours été un mouvement bigarré, chatoyant, de toutes les couleurs. Il doit rester ce qu’il est, une espèce de maelstrom d’opinions, de débats, de discussions, de remises en question, de découverte d’un nouveau domaine auquel on n’avait pas pensé et de mobilisations.
Le mouvement féministe est un merveilleux mouvement horizontal où les leadeuses ne sont pas des leadeuses mais des penseuses. C’est en pensant que l’on finit par se faire remarquer.
Quand je dis que « Les féministes ne sont pas là pour remplacer le regard des hommes mais pour l’enrichir », je me référais au « female gaze » que l’on voit au cinéma, dans la littérature ou dans l’art en général. Ce terrain qui était occupé à 100% par les hommes et portait le regard masculin sur la réalité. Les hommes ont un regard qui leur est propre. A partir du moment où des femmes apparaissent dans ce paysage, elles apportent le female gaze qui est leur regard de femmes. Je ne dis jamais que les femmes ont une écriture spécifique, une manière propre de filmer, un regard plus sensible… Tout ça ce ne sont que des foutaises. En revanche que nous apportons notre regard, différent par certains aspects, c’est juste un enrichissement du paysage. Quand on passe d’une expression artistique qui ne reflète que la moitié d’une population et qu’on passe à la totalité de la population, forcément le paysage va s’enrichir.
Nier que toute expression artistique a été pendant des siècles un monopole masculin c’est oublier que l’on a tout simplement interdit aux femmes d’exercer toute activité intellectuelle, artistique, de médecin, des métiers juridiques…
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« Tout le monde peut être féministe » … Néanmoins nous pouvons noter qu’au quotidien les hommes se disent effectivement majoritairement féministes sans pour autant en adopter le comportement. Chez les femmes une proportion importante répond souvent « oui mais ». Comprenez-vous cette approche qui reste souvent liée à la représentation féministe ?
Isabelle Alonso
Le « oui mais » s’explique aisément par le fait de la puissance de l’idéologie dominante et du fait que ce n’est pas très valorisant d’être qualifiée de féministe. Je sais que personnellement, étant aux premières loges depuis très longtemps, ce n’est pas la position la plus confortable. Non seulement on n’est très attaqué de tous les côtés par des gens qui n’accordent même pas cinq secondes de réflexion au sujet mais on nous accable aussi de clichés imbéciles fondés sur des préjugés qui ont encore la vie dure. Par exemple, les féministes n’aiment pas les hommes, ne sont pas sexy, sont moustachues et la plupart du temps lesbiennes quoi qu’on en dise.
Et i l y a ces femmes adultes pour qui le fait de se revendiquer féministe ou de s’affirmer comme telle, a pu valoir professionnellement tout un tas d’emmerdements. Pendant tout un temps une femme, dans n’importe quelle profession, si une femme se disait féministe pouvait compromettre ou renoncer à sa carrière.
Maintenant tout le monde se dit féministe mais j’ai tendance à dire que tout le monde a intérêt à être féministe car c’est une question de cohérence et de rapport à la démocratie. On ne peut pas dire Liberté, Egalité, Fraternité, sauf pour les femmes.
En ce moment c’est à la mode et même Marine Le Pen ou Valérie Pécresse disent être féministes. Mais concernant Valérie Pécresse, à la tête de l’Ile de France, je serais curieuse de savoir quelle politique féministe elle a mise en œuvre.
Les hommes politiques se prétendent féministes car sans cette affirmation ils risquent bien entendu de perdre des voix précieuses. Maintenant, le sont-ils ? Évidemment pas. Ils se contentent d’apporter des réponses sans jamais se poser des questions.
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Certaines voix d’intellectuels semblent avoir une vision assez divergente du féminisme. Reprenons notamment Alain Finkielkraut qui disait récemment « En France, la bataille du féminisme a été largement gagnée. » Ou Emmanuel Todd qui écrit dans son dernier ouvrage « le féminisme actuel est petit bourgeois ». Comment réagissez-vous à ces propos ?
Isabelle Alonso
Alors Bravo Emmanuel Todd, il remporte la palme ! Il a aussi dit « En France le patriarcat n’est pas terminé car il n’a jamais vraiment existé ». Finkielkraut et lui sont très représentatifs d’une génération, qui était très jeune en 1968, et ces mecs-là font partie d’une génération qui n’a rien compris car ils ne sont même pas donnés la peine de comprendre parce qu’ils ont des réponses et jamais de questions. Ils ont des solutions mais jamais de problème. Ils sont traités comme des penseurs qui auraient l’ombre d’une importance mais quand on les compare à n’importe quelle penseuse féministe, évidemment, ils ne tiennent pas la route mais on n’organise jamais des débats à ce sujet. C’est toujours une parole unique qui est déversée dans les médias et cela les rend intellectuellement très paresseux ! Et concernant Emmanuel Todd, en termes de féminisme, il est à un millimètre d’Eric Zemmour.
Le négationnisme, à juste titre, constitue un délit dans le domaine de la Shoa. Mais quand on dit que le patriarcat n’existe pas et quand on sait ce que le patriarcat provoque comme ravages sur toute la planète, les avortements pratiqués sur les fœtus féminins, les mutilations génitales, la burqa, l’Afghanistan, la violence, les féminicides, la pornographie… On devrait avoir la capacité d’accuser Finkielkraut, Todd et Zemmour de négationnismes car ils affirment que cela n’existe pas.
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Isabelle Alonso, aujourd’hui, quel message porter aux femmes et aux hommes désireux de s’investir, construire un univers plus inclusif ?
Isabelle Alonso
Pour les femmes qui ne comprennent pas que le féminisme va dans leur intérêt je ne sais pas quoi leur dire hormis le fait que si aujourd’hui elles peuvent voter, avorter, divorcer, étudier, etc… c’est bel et bien grâce à la lutte des femmes et des féministes.
Pour les hommes, peut-être déjà de constater que les relations entre hommes et femmes que nous avons aujourd’hui, pas toujours simples, sont infiniment plus satisfaisantes que celles qui existaient il y a 50 ou 100 ans quand les femmes étaient littéralement emprisonnées. Je pense que les hommes eux-mêmes doivent reconnaître que d’avoir à faire à des femmes libres et éduquées créée un monde infiniment plus joyeux.
Propos recueillis par Michael John Dolan
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