Au terme de l’écriture de cet article, j’ai brisé mon violon. Celui qui m’accompagnait dans les séjours avec mes agresseurs. Je l’avais jusqu’alors conservé dans son étui, je n’avais jamais osé le jeter…par emprise…certainement.
L’instrument, sans plus aucune possibilité d’émettre un son, se trouve désormais dans les ordures. J’apprécie toujours le son du violon. Mais pas le son de mon violon. Mon violon produisait la musique du début d’une soirée en enfer.
L’instrument est mort. La musique silencieuse des abus que l’on m’a infligé peut commencer ici à se faire entendre.
L’horizon
J’ai 6 ans. Je suis une petite fille qui grandit dans un milieu plutôt aisé, une vie plongée dans le paradoxe de viols sur fond de belles maisons, de jolies vacances. Une famille à l’image sociale respectable et respectée qui me plongeait dans l’horreur en huis clos. De l’immonde que personne ne pouvait et ne voulait voir.
J’ai 6 ans. Je suis une petite fille aux cheveux blonds bouclés, aux yeux bleus et je suis dans une voiture. Je me souviens de mon pantalon vert et de mon pull blanc. J’arrive en Allemagne. Devant le portail, il y a un gardien. Un chien agressif. La peur me saisit.
Mon père porte ma valise, un homme ouvre la porte d’entrée. Je ne voulais pas que mon père reparte, qu’il me laisse ici, je ne connaissais personne, je ne voulais voir personne, je voulais ma mère, ma grand-mère, je ne voulais pas qu’il m’abandonne.
Il est parti.
J’ai découvert la chambre, deux autres enfants. Je ne voulais pas de ce lit, je ne voulais pas défaire ma valise, je ne voulais rien faire d’autre que partir. Je n’ai pas déjeuné et je me souviens de la feutrine à coudre, de la blouse à porter. Une blouse et rien d’autre dessous. Maman n’avait mis aucune culotte dans ma valise. Elle savait donc…
J’étais rentrée dans le « cercle ». Et tout a commencé…
J’ai vécu plusieurs semaines par an, entre mes 6 ans et 14 ans, au sein de la maison de mon grand-père en Allemagne avec des adultes qui avaient pour objectif de me rendre « pure » au moyen de viols et de sanctions.
Dans cette maison, ma mère était absente, l’horizon était limité à la cime des arbres et à un bout de ciel, à des morceaux de nuages, à des éclaircies. Dehors le silence était pur, mélodieux, porteur. Le soir, j’ouvrais la fenêtre de la chambre en cachette et je respirais enfin…L’horizon était restreint mais j’y noyais mes rêves. Aujourd’hui, les paysages avec un horizon infini m’apaisent. Le large me soulage. Le ciel m’allège et me transporte dans l’ailleurs.
Dedans, le silence était une funeste musique scandée par des discours terrifiants et des ordres destructeurs. Le soir, le silence était une musique aux senteurs de whisky et au rythme des verres qui s’entrechoquent. Un violon qui émettait des notes vides de vie et d’envie. Des notes mortes que je devais jouer.
La musique se fait désormais entendre au moyen de mes mots, afin de dire, enfin, ce qu’ont été ces années sous l’emprise de ces hommes. De dire pour moi et pour ceux qui ne sont plus là, qui ont mis fin à leur survie parce qu’à un moment de leur parcours, ils ont parlé et n’ont été ni entendus, ni crus. Christine avait 16 ans bientôt 17. Franck avait 24 ans. Ils se sont suicidés après avoir tenté de dire l’horreur. Ils n’ont récolté que des traitements et une hospitalisation pour taire leur dépression. Et pour chacun, un classement sans suite après quelques semaines d’enquête seulement. Autant dire que leur parole a été largement expédiée alors même que je sais, que je ressens cette difficulté à dire l’horreur.
Mon combat aujourd’hui est de ne pas laisser s’enfuir ce besoin de croire en une vie possible alors que j’ai terriblement mal. Mon combat est de me saisir de chaque rare instant d’apaisement et de douceur pour continuer à croire et qu’une justice soit rendue.
J’attendais dans la grande pièce comme une proie en cage avec des lions assoiffés. J’attendais mon tour. J’avais 6 ans, j’étais lors des premiers abus, sidérée, immobile, vidée de vie. Je n’étais plus tout à fait vivante mais pas tout à fait morte.
Je cherchais dans cet horizon un regard et des paroles, une entraide, une solidarité. Je n’y ai trouvé que la survie individuelle. C’était ainsi et cela ne pouvait être autrement. Nous étions ensemble mais seuls. Je suis désormais seule à porter ici la parole et la vérité de ce que nous avons vécu et subi ensemble. Je suis vivante alors que d’autres ne le sont plus. Je suis vivante et je culpabilise. Je suis vivante alors que je devais mourir.
Cet univers, ce réseau, les ordres, la blouse, ces abus sexuels et ces tortures étaient l’horizon. Le seul horizon et il a fallu, pour survivre, trouver l’énergie, l’envie, l’espoir de voir au-delà.
Le sentiment de peur, de honte, d’abandon, l’autodestruction, la peur d’être mère, la sexualité à l’âge adulte.
J’ai intégré des années durant, le discours de mon père et de mes agresseurs, le silence imposé, le conditionnement, l’emprise. J’ai cru que personne ne pouvait entendre ni croire les abus sexuels que je subissais là-bas, ce que mon père me faisait et la violence à la maison.
Ils m’ont fait croire (et ils avaient réussi), que j’étais la mauvaise et la méchante, celle qui n’était pas sage et qui méritait tout cela, celle qui dysfonctionnait. Je comprends maintenant que je ne dysfonctionnais pas : j’exprimais mon désaccord, mon sentiment de peur, de honte avec certains symptômes que personne n’a voulu voir. Pour autant, l’emprise, le sentiment de honte et de culpabilité sont si puissants que je crois encore parfois, que la pourriture dont ils m’accablaient, est encore là…en moi…
Aucun adulte, aucun professionnel de santé, ne s’est interrogé quant à ce sommeil perturbé par une hyper vigilance permanente, ma fatigue, mon faible poids, cet eczéma qui couvrait mon corps et parfois mon visage. Mon corps me grattait, me démangeait. Mon père s’y intéressait parce qu’il « connaissait ces démangeaisons« . Il disait avec une certaine émotion avoir eu beaucoup d’eczéma étant petit. Un monstre qui m’achetait donc plein de savons magiques, de crèmes apaisantes qui ne m’apaisaient pas puisqu’entre deux applications, j’étais abusée. La solution était ailleurs mais le monstre ne pouvait pas envisager que cette réaction dermatologique puisse venir de toute la « purification » qu’il me faisait subir. Il a abandonné l’eczéma… je ne guérissais pas. La cortisone m’a apaisé…
Le sentiment de solitude et le vide m’ont progressivement envahi. Après les violences, je vomissais, je ne mangeais plus, je perdais du poids, plus rien ne fonctionnait dans mon corps, je ne parlais plus, je me sentais profondément seule avec tout « ça », je devenais un corps sans vie.
Si l’école avait pour fonction de me permettre d’être libre et libérée, le fait d’être une très bonne élève a présenté l’inconvénient de masquer la vérité de ce que je vivais. Personne ne se doutait ou ne voulait approcher cette réalité. Il y a pourtant eu des fissures dans le masque, des hématomes, des griffures, des mots tendus à une perche que trop peu d’adulte n’attrapait. Une institutrice, une professeure de philosophie, une assistance sociale. Un signalement à 16 ans. Personne n’a osé voir ni comprendre, personne n’a facilité la libération de mon secret, je n’ai donc pas pu parler. Je suis restée chez mes parents et je me détruisais physiquement.
Je prenais du plaisir à apprendre, à écrire, à lire, je m’échappais intellectuellement afin d’éviter d’être massivement envahie par le reste. Je croyais en l’avenir. Je voulais construire. Cet espoir m’a secouru, il m’a porté vers la rive quand la houle s’abattait sur moi, il m’a permis de me dépasser, mes rêves me permettaient de voler quand ces hommes et mon père me coupaient les ailes.
Adulte, j’étais angoissée à l’idée d’être « contaminée » par leur rire et leur violence qui résonnait toujours en moi, comment respecter mon corps alors qu’il a été exploité, anéanti? Quelles sont les limites à s’imposer et comment s’approprier la notion de consentement lorsque celui-ci a toujours été bafoué? Comment pouvoir avoir un jour un enfant dans mon ventre, dans ce ventre sale, sali?La grossesse a été compliquée, l’accouchement traumatique…
J’avais peur de devenir comme eux. Je ne considérais pas à cette époque tous ces hommes monstrueux puisque c’était moi le monstre. Un monstre qui avait gâché la vie de sa mère et qui la rendait malheureuse.
Ma pensée ne cesse jamais, les souvenirs explosent les remparts, ma vie est ponctuée de passages à l’acte contre moi. Face au vide et à la souffrance, ma pensée s’apaise lorsque mon corps est en action, cela permet d’éviter le court-circuit. Pour autant, je me mets en danger par impulsion, par rupture, par débordement émotionnel, par intrusion du souvenir de la douleur physique et de l’humiliation lors ds viols.
Enfant, durant les viols, je partais en voyage loin, très loin, je verrouillais l’instant présent, je résistais aux pleurs parce que j’avais saisi l’impact de mes larmes sur leur excitation, je contenais la douleur physique en mordant l’intérieur de mes joues. Cette douleur physique du viol, intense, celle qui arrache tout sur son passage, celle qui me donnait l’impression d’être éventrée et écrasée, cette douleur comme une tempête en soi qui noie toute émotion, comme un volcan qui brûlait ma dignité. J’étais un morceau de corps au service de leurs désirs et j’ai lutté pour conserver un désir de vivre qu’ils voulaient annihiler.
Je me réfugiais au cours de ces moments terrifiants à la mer, le soleil, la plage, nager, nager, nager…je nageais, l’eau était chaude, l’odeur de la crème solaire et des beignets de courgette…je nageais. Quand ces hommes me violaient, me torturaient, moi je nageais pour survivre.
Ma pensée était en mouvement, je nageais et je visualisais mon corps dans l’eau. Je me souviens l’effort constant pour tenter de retenir absolument ces images visuelles soutenantes pour tenir et pour survivre à la violence.
Et parfois l’image visuelle se perdait, s’échappait parce que la douleur physique se faisait trop importante, parce que les liens autour de mes poignets commençaient à devenir trop douloureux, parce que mon corps me ramenait à sa souffrance, parce que l’insupportable s’imposait. Et alors je me retrouvais face à l’instant présent. Impossibilité de fuir, ma pensée ne m’obéissait plus, la perte totale de maîtrise, l’angoisse absolue de me retrouver face à l’horreur, figée, sans autre échappatoire que celle de tenter de faire réapparaître ces douces images de la mer, des sensations enveloppantes de l’eau.
Souvent, les images ne revenaient pas. C’était le vide. Rien. Aucune belle image.
Ne restait plus qu’à supporter l’insupportable. C’est ce que je ressens aujourd’hui alors que je commence à dénoncer.
« Tu n’as pas vécu la guerre toi… »
me disait ma grand-mère agacée à l’égard de mon refus alimentaire. J’avais 8 ans environ.
Ma grand-mère avait raison. Je n’ai pas vécu sa guerre à elle. Je n’ai pas entendu les bombes, je n’ai pas vu de soldats dans la rue, je n’ai pas vu mon père partir aux combats et ne pas en revenir.
Mon père à moi m’a vendu à des amis qui m’ont fait vivre un état de guerre. J’étais dans la tranchée et il fallait que je m’en sorte. Je ne voulais pas mourir. C’était le temps de la survie.
J’étais en guerre. Ceux qui résistaient, qui parlaient, qui interrogeaient, qui rêvaient encore, étaient des « perdants » selon eux. J’étais donc une « perdante »…et cela me rendait vivante.
C’était la guerre et la mort psychique. Et de cette mort là, des viols subis, je commence seulement à en parler et à l’écrire. Plus de vingts ans après… Je suis vivante et je culpabilise.
Dans cette maison, je n’étais pas la seule enfant mais Christine est morte. Par sa présence, ses mots, sa détresse, ses hématomes, Christine a nourri une colère intérieure en moi pour elle et pour tous les autres enfants qui subissent tous les jours des violences sexuelles… Et c’est cette même révolte silencieuse, qui m’a conduit à dénoncer, à parler d’elle, à continuer de la faire vivre dans les mots pour la première fois dans cet article, à dire ce qu’ils nous ont fait vivre de monstrueux pour que les yeux ne se ferment jamais sur ce que d’autres enfants peuvent subir près de nous…
Zoé D.