Il faut sans doute remplacer le mot « consentement » par celui d’« accord », tellement plus clair et limpide.
Depuis l’automne 2017, notre société assisterait à une libération de la parole. La formule est passive et on ne sait pas « qui » a libéré la parole ; formule passive car on aime aussi souligner qu’elle s’est mécaniquement libé- rée ; image abstraite qui efface la cause de cette parole devenue publique. Cependant, on a vite compris que les femmes avaient « pris » la parole, geste affirmatif, et surtout subversif, puisque le contenu de cette parole est de dire la violence subie tout en désignant les auteurs de cette violence. Or, pour prendre la parole, il faut des moyens, notamment une solidité de vie personnelle, et une sécurité économique. C’est ainsi que MeToo a commencé, grâce à des femmes socialement fortes. D’où la possibilité, et désormais la nécessité, que l’écoute, jusque-là volontairement empêchée, soit libérée elle aussi.
Cependant, certains des auteurs de violences, exerçant par exemple le droit de cuissage, ont ignoré le séisme politique provoqué par ces prises de parole. Ils ont continué à vivre dans une culture de l’impunité, du rapport inégal, du consentement superflu. Ils étaient intouchables, forts de leur longue expérience de séduction unilatérale, de possession évidente du corps féminin. Or l’impunité est un mot intéressant : il dit que la loi pourrait intervenir (avec le mot « punir ») tout en indiquant qu’il existe des espaces hors la loi où la violence est tolérée, très exactement ignorée. Telle est une des caractéristiques de la domination masculine, la certitude d’être dans son « bon droit ». Le « bon droit » et l’impunité indiquent la même chose, un lieu sans justice fait de certitudes pseudo-morales.
Or le mouvement MeToo a permis de réintégrer les gestes et les actes des agressions sexuelles dans un espace juridique et judiciaire ; mais plus encore il a modifié le rapport de force en lui donnant un caractère politique. En effet, la charge de la preuve incombe désormais non seulement à la plaignante, mais aussi à l’accusé qui doit s’expliquer, et dans le cas présent, plaider non coupable. Or l’accusé d’aujourd’hui semble démuni puisqu’il croyait à l’impunité de son sexe d’homme. En 1997, la Commission européenne a instauré l’inversion de la charge de la preuve en matière économique : ce n’était plus à la personne discriminée de prouver le dommage, la discrimination, mais à l’employeur de démontrer qu’il ne pratiquait pas l’inégalité, salariale ou autre. J’avais à l’époque trouvé cela lumineux. Le dominant devait rendre des comptes. Nous n’en sommes pas encore là, car souvent le dominant préfère continuer à s’en tenir à cette impunité qui lui permet de se dire diffamé. Certains portent cette diffamation en justice. À suivre…
Ainsi, quelque chose de l’égalité est désormais mis en acte puisque est reconnue la relation, le rapport entre dominant et dominé. C’est là, dans ce rapport, qu’intervient le consentement, concept politique (et non pas psychologique ou moral) ; concept politique qui s’interroge doublement, sur le plan individuel et sur le plan institutionnel, collectif.
Le consentement, dans sa version maritale, donc privée, ou le divorce, dans sa version révolutionnaire initiée en 1792, disent la mutualité. La mutualité, le consentement mutuel voisinent avec l’idée d’égalité, on sera d’accord. Par conséquent, le consentement mutuel nous éloigne des pensées hiérarchiques, comme celle de Rousseau qui convoque la notion d’« aveu » pour identifier l’accord que la femme donne à l’entreprise de séduction masculine. Plus de deux siècles après, on entend comme en écho la proposition de nommer « zone grise » l’espace intermédiaire où le oui et le non se mêleraient sans grand succès, faisant semblant de supposer l’égalité qui se soutiendrait alors de la liberté. Nous sommes en démocratie. Il faut donc sortir du brouillard, des supposées incertitudes du consentement. Et cesser d’employer le mot consentement dont je rappelle que la modernité l’avait bien identifié dans son double sens de choisir et d’accepter, de vouloir et de n’en pouvoir mais. Oui, il faut sans doute remplacer le mot « consentement » par celui d’« accord », tellement plus clair et limpide.
Dans sa version collective, également politique, le consentement fut l’objet de ce livre. En France, la fin du xxe siècle, forte d’avoir réussi à changer la loi concernant le viol en 1980, avait introduit la notion de consente- ment dans l’espace médiatique et public. Alors, quand il fallut savoir si une prostituée pouvait revendiquer le choix de vendre un service sexuel ou une musulmane celui de porter un foulard, cette notion parut adéquate : « Puisqu’elle consent, où est le problème ? » Nous passions ainsi de l’individuel au collectif, d’une somme de pratiques singulières à une représentation de parti pris catégoriels. C’est ce basculement qui me donna envie d’écrire ce livre ; le sujet du consentement englobait la totalité de la vie humaine, dans une société, la société démocratique, qui avait instauré il y a quelques siècles l’histoire du contrat social sur la base d’adhésion et de réciprocité potentielle. Le consentement dit bien le privé et le public, le singulier et le pluriel.
Mais cela ne suffit pas. Et on va l’apprendre de différentes façons. Le consentement a une fonction sociale et politique implicite. Il n’est pas besoin de l’énoncer à chaque acte qui le requiert. Et c’est là que la subversion de MeToo intervient : en constituant des groupes de plaignantes face à un seul homme, la visibilité du non-consentement apparaît comme une affaire publique. C’est donc la publicité, l’espace public qui se construit pour poser une question taboue : Le corps des femmes leur appartient-il ? Certes, les femmes ont conquis la propriété de leur corps (notamment par la contraception et l’avortement, véritable habeas corpus), mais cela n’exclut pas qu’il puisse encore être possédé. La possession n’est pas la propriété. La possession dit la vulnérabilité. Et c’est pourquoi des femmes peuvent se regrouper pour dénoncer un violeur/séducteur/harceleur. Ainsi elles croisent le privé et le public. Il est toujours intéressant, et important, de rappeler, en amont de l’irruption de MeToo en septembre 2017, la grande manifestation des femmes américaines de la fin du mois de janvier 2017. Pourquoi ? Parce qu’elles sont les premières à contester l’élection de Trump, cet homme disant vouloir les « attraper par la chatte ». La dénonciation de Weinstein quelques mois plus tard fut parfois interprétée comme un transfert d’image ; la destitution de ce dernier étant vue comme une figure de celui qui ne pouvait pas être mis en procès. Cela n’enlève rien aux enjeux ; cela dit plutôt que l’histoire est ici politique.
Ainsi on comprendra que la question judiciaire – porter plainte, démontrer la culpabilité, punir – est un élément du déroulement historique, mais elle n’en est pas la finalité. Laissons donc les esprits fatigués s’offusquer d’une judiciarisation des mœurs. Car un moyen de dénoncer et de lutter n’est pas nécessairement une fin ; justement c’est un moyen, une stratégie. Il en résulte la nécessaire entrée sur scène de la dialectique. Car le « corps collectif », expression qui m’est apparue après 2017, ne dit pas l’addition des corps individuels mais le pluriel d’un ensemble ; intrinsèquement. Où ce pluriel nous mènera-t-il ? Pas seulement, et pas nécessairement, du côté des tribunaux. Des voix désormais se font entendre pour user du judiciaire de manière réfléchie, pour inventer de nouvelles pratiques de résistance et de subversion de l’abusif pouvoir masculin. Oui, parlons d’abus, car, c’est comme le mot « impunité », il ne cadre pas complètement avec la pensée politique de l’égalité ; ou plutôt, ces mots sont du côté de l’excès, donc de l’incontrôlable. Ce sont donc bien, encore et toujours, les principes de liberté et d’égalité qui nous invitent à penser la sexuation du monde.
Geneviève Fraisse, philosophe française de la pensée féministe, observatrice avertie des évolutions de notre société, directrice de recherche émérite au CNRS / CRAL – EHESS.
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« Du consentement » aux éditions Seuil
