Des oubliées aux revenantes

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 Dans un communiqué publié par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères le 5 juillet dernier, il a été annoncé que la France avait procédé, le même jour, au retour sur le territoire national de trente-cinq enfants mineurs et de seize mères en provenance des camps du nord-est de la Syrie. Ces rapatriements apparaissent comme une volte-face bienvenue des autorités françaises, qui ont longtemps refusé le retour, dans leur pays, de ces femmes et de ces enfants. 

Jusqu’alors, la France avait appliqué depuis mars 20191 une politique fondée sur le concept de droit pénal international du locus delicti, c’est-à-dire que les personnes accusées d’un fait doivent, comme a pu l’exprimer l’ex-ministre des affaires étrangères

M. Jean-Yves Le Drian, « être poursuivies au plus près du lieu où ils ont commis leurs crimes ». Cette doctrine a justifié une politique du rapatriement « au cas par cas », alors même que la loi française prévoit le principe de personnalité active qui donne compétence aux juridictions françaises pour juger ses ressortissants lorsqu’ils ont commis un crime hors du territoire de la République ou un délit, en cas de réciprocité d’incrimination (article 113-6 du code pénal). Cette position française, singulière et longtemps inflexible, prenait le contre-pied d’autres pays européens tels que la Belgique, l’Allemagne ou la Finlande, qui ont opté plus tôt pour un rapatriement de leurs citoyens. La doctrine française a été fortement critiquée par la société civile et la communauté internationale. Du conseil de l’Europe au comité des droits de l’enfant de l’ONU en passant par le défenseur des droits et des associations de victimes des attentats du 13 novembre, tous appelaient fermement à un changement de paradigme de la part du gouvernement français. Certaines ressortissantes françaises détenues dans ces camps avaient même entamé une grève de la faim afin de demander leur rapatriement et celui de leurs enfants, signe de l’extrême difficulté des conditions de détention dans ces lieux. En avril 2022, Amnesty International relevait l’insécurité constante présente dans les camps, qualifiant même le climat y régnant « d’insurrectionnel », la radicalité de certains détenus ayant entraîné « plus d’une centaine de meurtres à l’arme blanche depuis 2018 »2. Les forces kurdes elles-mêmes avaient reconnu avoir perdu le contrôle de certaines parties des camps et avaient sollicité l’aide matérielle de la communauté internationale.

Les conditions sanitaires dégradées au sein du camp ont également fait l’objet d’une grande préoccupation des organisations internationales. L’Observatoire des camps de réfugiés a noté en ce sens une augmentation du nombre moyen de personnes par tentes, alors même que 15% d’entre elles sont sujettes aux inondations. L’organisation déplore également, le manque de médicaments, d’installations et de suivi médical des détenus. Par ailleurs, l’ONG Rights and Security International dénonçait en 2020, des incidents de violence et d’exploitation sexuelle au sein des camps. Elle rapportait des témoignages édifiants de femmes qui ont été contraintes d’échanger des faveurs sexuelles contre de l’argent afin d’acheter des produits de base pour subvenir aux besoins primaires de leur famille.

L’ONG soulevait également des questionnements sur les cas de grossesses relevés dans les annexes du camp où aucun homme n’était pourtant détenu3. Des femmes incarcérées dans ces camps ont aussi rapporté avoir subi quotidiennement la brutalité et l’humiliation de fouilles intégrales pratiquées par des hommes.

L’inhumanité de ces traitements est imposée à des femmes, dont l’indignité et l’insalubrité de la captivité sont parfois partagées avec leurs enfants. Près de trois- cents enfants, pour la plupart âgés de moins de cinq ans, étaient présents dans les camps en 20194. Les problèmes de santé physiques et mentaux de ces jeunes enfants ont été dénoncés par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Il en résulte que le rapatriement des enfants est indispensable afin de protéger les droits qui leur sont reconnus et leur intérêt supérieur. Au nom de cet intérêt supérieur précisément, des institutions, telle la CNCDH, ont plaidé en faveur d’un rapatriement des enfants mais également de leur mère, considérant « qu’on ne saurait soumettre les enfants déjà éprouvés par la guerre, exposés à des conditions de vie inhumaines dans les camps, à une séparation traumatisante »5. Une telle séparation constituerait d’évidence une violation grave du droit à la vie privée et du droit à une vie familiale normale, tous deux consacrés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Aucune règle juridique ne s’oppose par ailleurs au rapatriement de ces femmes, qui font dans une large mesure l’objet de procédures judiciaires en France. Il faut rappeler que de l’arsenal législatif français adopté en matière d’antiterrorisme, à la suite des différentes réformes intervenues ces dernières années, est l’un des plus sévères d’Europe. Les procédures ouvertes à l’encontre de ces femmes peuvent prendre la

forme, soit d’une information judiciaire, soit d’une enquête préliminaire. Le paradoxe de cette situation est ici patent. Des procédures judiciaires étaient déjà ouvertes et comprenaient quasi-systématiquement un mandat d’arrêt international, dont l’objet même est la localisation et l’arrestation d’individus recherchés afin qu’ils soient extradés vers le pays émetteur. Pourtant, il était impossible, du fait de la politique menée par la France, de mener à bien ces procédures et de rapatrier ces femmes, alors même que leur localisation était connue.

L’efficacité de la politique antiterroriste française passe pourtant, immanquablement, par le rapatriement de l’ensemble de ces françaises et de ces français. Le 19 octobre 2019, M. David De Pas, juge d’instruction et coordonnateur du pôle antiterroriste au Tribunal judiciaire de Paris indiquait notamment à l’AFP que « la question du rapatriement est un enjeu de sécurité et de justice à long terme » et que « l’instabilité géopolitique de la région et la porosité de ce qu’il reste des camps kurdes laissent redouter deux choses : d’une part des migrations incontrôlées des djihadistes vers l’Europe avec le risque d’attentat par des personnes très idéologisées, et d’autre part la reconstitution de groupes terroristes combattants particulièrement aguerris et déterminés dans la région »6. En effet, le rapatriement de tous ces français sert à la fois un objectif de démantèlement des réseaux adhérant à l’idéologie djihadiste et un objectif de compréhension du phénomène d’emprise qui les a conduits à rejoindre l’Etat islamique.

C’est dans ce contexte que le 5 juillet 2022, les autorités françaises ont opéré une volte- face bienvenue et rapatrié seize des quatre-vingts mères et trente-cinq des deux-cents mineurs qui étaient encore détenus en Syrie. Ces femmes ont toutes été appréhendées par les autorités judiciaires françaises et ont, pour la plupart, été placées en détention provisoire.

Que ce soit en France ou en Syrie, il convient de garantir à ces femmes le respect des droits et libertés fondamentaux qui ne sont pas négociables. Dans le cadre de leur incarcération il est fondamental qu’elles puissent maintenir leurs liens avec leurs enfants et ainsi exercer leur droit à mener une vie familiale normale. A l’heure où le rapatriement de ces femmes est entamé, force est de constater que la résistance obstinée de la France résultait d’une volonté exclusivement politique, volonté qui semble avoir été guidée par une hostilité massive de l’opinion publique au retour des compatriotes djihadistes (à ce propos, un sondage d’Odoxa avait été publié en 20197). Preuve en est que, sans aucune modification de l’ordonnancement juridique français existant, une politique de rapatriement est dorénavant mise en place par l’exécution des mandats d’arrêts internationaux émis par les autorités judiciaires.

Il est probable que l’évolution de la doctrine française en matière de rapatriement a été influencée par l’examen, par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, depuis le 29 septembre, des requêtes toujours pendantes de deux familles de françaises détenues en Syrie. La juridiction devra se prononcer prochainement sur la position auparavant adoptée par la France en matière de rapatriement des familles françaises djihadistes. Elle aura notamment à se positionner sur l’existence, sur le fondement de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, d’une obligation positive d’un Etat à procéder au rapatriement de ses ressortissants.

Emmanuel Daoud, associé-fondateur du cabinet Vigo, membre du réseau international d’avocats GESICA

1 La question du rapatriement s’est posée à l’issue de la prise de Baghouz en mars 2019 qui marqua la fin du contrôle territorial de l’état islamique en Syrie

2 Article accessible sur le lien suivant : https://www.amnesty.fr/actualites/syrie-enfants-de-daech-rapatriement-la-chronique

3 Rapport accessible sur le lien suivant : https://www.rightsandsecurity.org/assets/downloads/Abandoned_to_Torture_-

_Final_Report.pdf

4 Avis du 24 septembre 2019 de l’Assemblée plénière de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur les mineurs français retenus dans les camps syriens, publié au JO le 11 octobre 2019

5 Ibid.

6 Déclarations reprises notamment par 20 Minutes, « Le coordonnateur des juges antiterroristes plaide pour le rapatriement des djihadistes français » le 19 octobre 2019 et Franceinfo, « Djihadistes français : « Il faut une volonté politique de rapatriement », plaide le coordonnateur des juges antiterroristes » le 19 octobre 2019

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